(RV) Entretien – Il y a presque cent ans jour pour jour, le 5 septembre 1914, tombait le lieutenant du 276e régiment d’infanterie Charles Péguy, touché en plein front par une balle allemande. Le poète inclassable, directeur des Cahiers de la Quinzaine, dreyfusard, internationaliste, chrétien, voire mystique, républicain et nationaliste, mourrait l’épée à la main à la veille de la bataille de la Marne.
Sa mort au champ d’honneur a souvent été présentée comme héroïque, symbolique en
tout cas de celle de tant de soldats français fauchés par la puissance de feu allemande
au cours des premières semaines de guerre. Intellectuel engagé, critique de la modernité,
Charles Péguy a accompli son devoir de citoyen presque avec bonheur.
Xavier Sartre revient sur la mort de ce chrétien controversé avec Jean-Pierre Rioux,
historien de la France contemporaine, et auteur de « La mort du lieutenant Péguy,
5 septembre 1914 », aux éditions Tallandier :
« Je me porte admirablement. Une fois sur les routes, je me suis retrouvé le marcheur que j’étais il y a vingt ans. Je périrai peut-être, je ne crèverai pas. Quoiqu’il y ait, une fidélité éternelle mais une fidélité sans deuil. Tant de choses m’ont été données ».
C’est ce qu’écrit Charles Péguy à sa femme, le 16 août depuis la Lorraine. Ce lieutenant
de réserve semble heureux de partir à la guerre. Il a fait la paix avec ses amis,
il accomplit son devoir et n’attend qu’une chose : en découdre avec l’ennemi. C’est
ce qui arrive le 5 septembre. En fin d’après-midi, montant à l’assaut d’une ligne
allemande, en haut d’un champ de betteraves, il tombe. Il a 41 ans. Cette mort qu’il
a presque cherchée nous révèle le personnage inclassable qu’était Charles Péguy. Jean-Pierre
Rioux :
"Il est inclassable dans l’ensemble de ces engagements qui sont toujours de type libertaires,
voire insurrectionnels. Il est un homme qui n’a jamais accepté les règles du jeu du
monde moderne. Ca a été un Dreyfusard plus qu’actif dans les premiers moments, dès
1894. Il sent bien qu’il se passe quelque chose à travers cette affaire Dreyfus où
l’autorité militaire fait tout pour accabler Dreyfus alors que l’intime conviction
des Dreyfusards est qu’il n’est pas coupable et que le rendre coupable est un déni
contre la vérité et la justice. De fil en aiguille, il est aussi socialiste et même
assez révolutionnaire mais en même temps, c’est une conception du socialisme et de
la révolution qui n’oublie jamais la nation, qui n’oublie jamais la patrie et qui
ne porte pas une condamnation définitive de toute guerre. Il pense très profondément
que pour tuer la guerre, il faut faire la guerre. Et du coup, ce Péguy engagé, ce
Péguy insurgé, ce Péguy révolutionnaire, ce Péguy internationaliste rêve aussi bien
sûr comme beaucoup à l’époque, de paix universelle et de désarmement général. Il le
dit d’ailleurs en partant : « Je pars soldat de la République pour le désarmement
général et pour la dernière des guerres ». Ça correspond tout à fait à son tempérament,
à ses atavismes, à ses héritages puisque le jeune Charles Péguy a toujours été une
sorte de petit patriote très choqué par la défaite de 1870, comme tous les gens de
sa génération parce que le petit Péguy est sans cesse hanté par son père qui est mort
des suites de la guerre de 1870.
Donc, il est enfant de la défaite. Il souhaite que soit lavée cette humiliation nationale.
Du coup, il a toujours été très intéressé et très discipliné face à la chose militaire.
Et ce Dreyfusard plus qu’ennemi de l’armée qui fait condamner Dreyfus, fait en même
temps ses périodes militaires et est très content d’avoir ses premiers galons, etc".
Faire la guerre à la guerre. Charles Péguy n’est pas un va-t-en-guerre mais il reconnait
la nécessité du combat pour instaurer une vraie paix. Dans cette optique, la guerre
qu’il livre à l’été 14 recouvre à ses yeux une dimension morale.
"Il y a eu une évolution chez Péguy tout à fait importante. La guerre juste, il
y croit mais en même temps, il accroche tout cela à la vocation de la France. Le chrétien
Péguy, évidemment, accroche à sa définition de la France face à l’Allemagne toute
une vision d’une autre République française, c’est le Royaume de France et la France
à double vocation : une vocation chrétienne et une vocation de liberté. Et c’est au
nom de ce patriotisme à usage de la nation française et de ce qu’on pourrait appeler
« la cité de Dieu », qu’il a cette définition plus chrétienne de l’engagement patriotique
et de la cause du Royaume de France devenu République forgeant des soldats de la République
: c’est le pays de Jeanne D’Arc qui a la charge de défendre la liberté du monde. Et
il a eu le génie à cet engagement patriotique de ne jamais lui donner un côté moisi,
revanchard, maurrassien ou même barrésien. Il n’a jamais cru à la ligue des patriotes
du type Déroulède, il n’a jamais cru à l’Action française. Il a toujours pensé que
la France a à se montrer à travers ses soldats, toujours à la fois le défenseur de
la chrétienté et de la liberté".
Depuis sa mort, la mémoire de Charles Péguy est tiraillée à droite et à gauche. Paroxysme
de cette lutte, l’occupation. Jean-Pierre Rioux revient sur cette mémoire disputée.
"Ce qui rend les choses très compliquées, c’est à la fois les contradictions éventuelles de Charles Péguy, car il en a bien sûr, et le fait que ce culte patriote de Péguy, ce culte national et catholique le classe dans un camp : plutôt du côté de la droite, pour dire les choses simplement.
Mais au moment-même où on sculpte une statue de Péguy tombé et « tué à l’ennemi », chrétien, national et patriote, tout ceci est très difficilement accordé avec l’œuvre elle-même de Péguy qui, quand il meurt en 1914, est un très grand inconnu littéraire. Il n’a pas de notoriété littéraire, il n’a pas pu la conquérir. Il est resté l’homme des « Cahiers de la Quinzaine », relativement isolé, un petit cénacle très actif et très pertinent mais qui ne régente pas les lettres françaises ni la pensée française.
Cette œuvre et notamment sa dénonciation du monde moderne, de ce monde nouveau,
de ce monde d’argent, de ce monde sans spiritualité, de ce monde de l’intrigue, de
ce monde politiquement douteux où la mystique finit toujours en politique de basse
cuisine, pour dire vite, sera découvert pas à pas à travers des réseaux d’amitié et
de fidélité, à travers des associations comme « L’amitié Charles Péguy » qui ne va
en aucun cas contredire le « tué à l’ennemi » mais qui va lui donner une dimension
de mécontemporain comme le titre du livre qui a commencé à réhabiliter Péguy, le livre
d’Alain Finkielkraut « Tué à l’ennemi ».
C’est surtout et bien avant 1914, un mécontemporain : ça veut dire quelqu’un qui n’a
eu cesse de dénoncer les dérives dangereuses du monde contemporain. C’est à la fois
la richesse et la difficulté des célébrations de Charles Péguy aujourd’hui, en 2014
parce qu’il faut célébrer à la fois le mort en pantalon rouge et le dénonciateur du
monde contemporain, cet espèce de prophète dénonçant les méfaits d’un monde contemporain,
y compris jusqu’à nos jours
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