2014-12-11 20:26:00

L'inflation, une opportunité pour la Russie


(RV) Entretien - Les Russes ont perdu 10 % de leur pouvoir d’achat en moins d’un an. Sans être une véritable flambée, l’augmentation des prix est réelle et se fait sentir. Pour juguler l’inflation, la Banque de Russie a décidé ce jeudi de relever son taux directeur d’un point, à 10,5 %, sans réellement convaincre puisque le rouble s’est encore dévalué dans l'après-midi.

Depuis le début de l’année, la monnaie russe a perdu 40 % de sa valeur par rapport au dollar. Quelles sont les causes de la chute du Rouble, les explications de Jacques Sapir, économiste, Directeur d’études à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales

Les recettes fiscales de l’État sont calculées à partir des ressources en dollars qui proviennent des exportations d’hydrocarbures. Si le prix du pétrole baisse, il faut que le rouble baisse pour que l’État ait la même recette fiscale. C’est une première raison et une raison tout à fait technique qui explique que la banque centrale de Russie ne se soit pas opposée à la baisse du rouble.

La deuxième raison, c’est une raison beaucoup plus conjoncturelle. C’est le fait que les entreprises russes, les banques et les entreprises industrielles doivent faire face à des remboursements d’emprunts extrêmement importants dont 30 milliards rien que pour le mois de décembre. Donc, les entreprises russes vendent des roubles pour acheter des dollars afin de rembourser les emprunts qu’elles ont contractés en dollars et ça fait largement baisser le rouble. Mais c’est un facteur conjoncturel car on sait que pour le premier semestre 2015, les remboursements d’emprunts seront beaucoup moins importants et donc, ça devrait très largement alléger la pression sur le rouble.

Et puis, il y a une troisième raison qui a été évoquée par le Président Poutine lors de son intervention devant les corps constitués. C’est évidemment la spéculation d’un certain nombre d’acteurs et on peut penser que la banque centrale de Russie sera bientôt en mesure de prendre des mesures directes contre ces spéculateurs.

Donc, la crise ukrainienne n’entre absolument pas en compte dans les trois facteurs que vous évoquez ?

Elle entre en compte indirectement dans le fait que les banques européennes et les banques américaines ont énormément de réticence à prêter en rouble à la Russie ou plus exactement, aux entreprises russes, parce qu’elles ont peur d’être la cible de l’action politique du gouvernement américain. BNP Paribas a été condamné à une très lourde amende aux États-Unis pour avoir fait des prêts à l’Iran et à Cuba alors qu’il s’agit d’une banque française, alors qu’elle n’avait pas fait ses prêts depuis une filiale américaine mais uniquement parce qu’elle utilisait le dollar. Donc aujourd’hui, les banques américaines et européennes ont de très grandes réticences à prêter aux entreprises russes en dollars. Ça ne veut pas dire qu’elles ne leur prêtent pas dans d’autres monnaies. On est en train de voir se développer très rapidement un mécanisme financier autour de monnaies comme essentiellement le yuan, le dollar de Singapour et on sait par ailleurs que les banques ont développé très largement leurs filiales à Singapour, justement pour faire face à ce problème de sanctions financières prises par le gouvernement américain.

Des entreprises russes qui même conjoncturellement vendent des roubles ; la baisse du rouble parce que le prix du dollar baisse. On imagine que cela a des conséquences très importantes pour la population, notamment avec une inflation qui a encore augmenté énormément ?

Alors, oui, l’inflation a augmenté. Elle était de 6,5% l’année dernière, elle sera de 10,5% à la fin de l’année. C’est une augmentation, c’est indiscutable. Ce n’est pas non plus un saut général dans l’inflation. Après, il peut y avoir des effets bénéfiques. Le premier, c’est qu’avec cette dépréciation très forte du rouble, l’industrie russe devient largement compétitive, que ce soit sur son propre marché ou sur des marchés d’exportation. Et on a vu d’ailleurs que depuis la fin du printemps et le début de l’été, l’industrie russe accroit sa production de manière très importante. On était sur une pente de 1,5% de croissance annuelle au premier trimestre de cette année. On est actuellement sur une pente de croissance d’environ 3%. Il y a bien là un effet positif. Et puis, il y a un deuxième effet positif qu’il ne faut pas négliger. On sait que quand il y a une très forte inflation, cela fait baisser le poids de votre dette. Donc, ça peut permettre au gouvernement russe d’emprunter, de s’endetter avec un déficit budgétaire non négligeable, de manière tout simplement à réalimenter l’économie et à réalimenter l’investissement public qui en a, par ailleurs, bien besoin.

Du coup, pourquoi est-ce que la Banque Centrale intervient ?

La Banque Centrale intervient tout simplement parce qu’elle ne veut pas que les taux d’intérêt de la Banque Centrale soient négatifs, c’est-à-dire qu’ils soient inférieurs à l’inflation. Après, c’est une politique qui est très discutable mais qu’on peut expliquer simplement par cela.

Justement, vous dites que c’est discutable. Beaucoup de personnes évoquent des risques très différents et notamment cette stratégie un peu du balancier avec la peur que les épargnants vendent leurs roubles et que de l’autre coté, l’économie s’effondre. Est-ce que vous pouvez nous expliquer un petit peu cela ?

Si vous voulez, c’est une peur que je ne partage absolument pas, qui n’a pas de raison matérielle. Elle n’a même pas de raison psychologique. Aujourd’hui, on n’assiste pas à une désépargne massive. Bien au contraire, ce que font les Russes, c’est qu’ils placent leurs épargnes en dollars ou en euros, dans différentes monnaies étrangères et il y a aura, à l’évidence, un très fort effet de richesse qui va jouer sur l’épargne en raison de cette dépréciation du rouble. Pour l’instant, il n’y a pas et il ne peut pas y avoir de signe d’effondrement, ne serait-ce que pour une raison très simple et qu’on oublie très souvent, c’est que les réserves de la banque centrale se montent à 450 milliards de dollars. Elles étaient tombées à une vingtaine de milliards de dollars en 1998. On n’est pas du tout dans la même situation !

Tout le monde juge de manière un peu catastrophique la situation en Russie. Mais elle est plutôt dans une situation, non pas de stabilité mais dans une phase positive ?

Elle n’est pas dans une phase positive en ce qui concerne l’inflation, je suis entièrement d’accord. D’une certaine manière, cette poussée d’inflation n’est pas une bonne nouvelle. Mais d’un autre côté, ce n’est pas une inflation débridée, ce n’est pas une inflation à 25%. Donc, c’est parfaitement tolérable mais aujourd’hui, l’économie réagit plutôt positivement. Le seul problème que je vois à moyen terme, c’est quelque chose sur laquelle je suis effectivement un petit peu plus soucieux, c’est la question de l’investissement. Les taux d’intérêts ne vont pas monter en réel mais ils vont évidemment monter en nominal. Là, la disponibilité des entreprises à investir risque d’être relativement freinée et ce, à un moment où, au contraire, elle voit devant elles s’ouvrir un marché extrêmement important en raison de la dépréciation du rouble. Donc, il faudra d’une manière ou d’une autre que le gouvernement russe trouve une solution à ce problème et cette solution pourrait passer peut-être par des prêts bonifiés par le gouvernement, c’est-à-dire que le gouvernement reprendrait à sa charge une partie des taux d’intérêts, tels qu’ils sont fixés par les banques et la Banque Centrale.

 

 








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