(RV) Entretien - La famille sera l’un des thèmes importants de l'Eglise en 2015 : l’un des temps forts de l'année sera la tenue du prochain synode à Rome du 4 au 25 octobre sur le thème « La vocation et la mission de la famille dans l’Eglise et dans le monde contemporain ». 46 questions pour préparer cette assemblée et dessiner des pistes d’une pastorale famililale ont été envoyées aux différentes conférences épiscopales du monde entier. Le Saint-Siège a appelé les Eglises locales à accompagner le chemin synodal par des moments de prière et de célébration pour la famille.
D'un continent à l'autre, les problématiques ne sont pas les mêmes. Par exemple, en République démocratique du Congo, la famille est prise en étau entre coutume traditionnelle et doctrine catholique. Le Père blanc Bernard Ugeux est docteur en théologie et missionnaire à Bukavu, dans l’Est de la RDC. Il est interrogé par Marie Duhamel.
Quelles sont les questions auxquelles le
modèle africain de la famille est confronté ?
Les sociétés africaines sont récemment christianisées
et essayent de se situer de façon très forte par rapport aux coutumes et d’affirmer
leur identité chrétienne. Ici, on leur demande, tout à coup, de faire un bond culturel
absolument énorme que nous-mêmes, nous avons du mal à faire. Il suffit de voir comment
on parlait des homosexuels il y a cinq ou dix ans. Parce que chez nous, il y a une
sorte de libéralisation de toutes ces questions-là, alors tout d'un coup on leur dit
qu'il faut que le reste du monde coure derrière
nous. C’est ça qui leur est insupportable. Par exemple, quand l’Amérique va mettre
comme condition pour aider un pays que celui-ci modifie ces lois par rapport à ces
questions-là, ils se disent « mais de quel droit ? Nous sommes chez nous. Pourquoi
est-ce qu’ils nous imposent leur modèle ? ». De ce côté-là, on peut très bien
le comprendre. De même quand vous avez des ONG internationales qui disent que si on
n’accepte pas que l’on fournisse gratuitement à tout le monde des préservatifs de
façon non vérifiée, il n’y aura plus d’aide. A ce moment-là, les évêques leur disent
« ne venez plus ! ». Pourtant, ils ont besoin de cette aide. Il faut respecter
les gens. Il y a donc d’abord ces questions-là : le danger de vouloir demander à l’Afrique
d’évoluer à la même vitesse que nous, par rapport aux mêmes options que nous. C’est
sûr que même s’il y a de l’homosexualité en Afrique - il ne faut pas le cacher - c’est
très minoritaire et en tout cas, complètement camouflé. On n’en est pas encore aujourd'hui à pouvoir permettre des manifestations comme
ça en public. Nous-mêmes, nous y sommes à peine arrivés depuis quelques années.
Maintenant, la question des mariages irréguliers, comme le concubinage avant le mariage, est un fait totalement généralisé dans la plupart des pays d’Afrique pour la bonne raison que, la plupart du temps, on ne donne pas le sacrement du mariage tant qu’on n'a payé la dote. Or actuellement, la dote est devenue un véritable business : dans le temps, c’était un certain nombre de vaches qui permettaient de stabiliser l’alliance, etc. Maintenant, on demande de plus en plus d’argent et de plus en plus de jeunes qui voudraient se marier à l’Église sont obligés de vivre sans le sacrement parce qu’ils n’ont pas les moyens, ni de payer la dote, ni de payer la fête. Parce que là-bas, quand on fait la fête, c’est toute la famille élargie qu'on invite et cela représente bien souvent une fortune. Là aussi on ne se marie pas, mais ce n’est pas pour les mêmes raisons. Peut-être qu’en Europe, c’est parce que les gens, dans le fond, ne s’intéressent plus au mariage religieux ou bien estiment qu’il faut absolument avoir vécu un certain nombre d’années ensemble et être sûr pour se marier. Ce ne sont peut-être pas les mêmes motivations mais sur le terrain, c’est le même problème : un nombre très important de jeunes ne reçoivent pas le sacrement du mariage.
Il y avait aussi l’ancienne tradition du mariage par étape où avant de faire le mariage traditionnel, on devait tout d’abord, petit à petit, payer la dote en plusieurs parties et puis, dans certaines cultures, le jeune homme allait vivre un temps avec la jeune fille. Dans certains cas, il était obligatoire de vérifier qu’elle était féconde. Enfin, après cela, on pouvait amener la fin de la dote et célébrer le mariage. L’idée d’un mariage par étape, l’idée d’un concubinage avant le mariage, peut donc parfois durer très longtemps et ne débouchera peut-être jamais sur le sacrement de mariage parce qu’on aura jamais l’argent, surtout dans des pays très pauvres. Ce sont des réalités quotidiennes.
Ce n’est donc pas le relativisme, ce sont plus les traditions coutumières
qui sont encore très fortes, avec le poids de l’argent qui a un rôle important, même
plus qu’avant ?
Oui, l'argent a du poids parce que la mondialisation
touche aussi ces régions-là. Il faut reconnaître qu’il y a une certaine classe moyenne
qui est en train d’émerger dans les villes et qui essaye d’imposer un certain style
de vie, « à l’occidentale » si on veut, mais en tout cas, où l’argent est de plus
en plus important. D’un autre côté, il faut reconnaître que ces gens, quand ils sont
riches, se permettent de vivre une sorte de pseudo-polygamie. La polygamie était tout
à fait institutionnalisée, chaque femme avait un statut particulier et la coutume
donnait des règles très strictes à propos de la polygamie. Ce qu’on constate aujourd'hui
dans les milieux politiques ou les milieux économiques aisés, dans beaucoup de grandes
villes d’Afrique, c’est que les hommes trouvent absolument normal d’avoir ce qu’on
appelle, avec l’humour congolais, un deuxième ou troisième « bureau », une deuxième
ou troisième « ambassade ». Ce qui veut dire des concubines, en parallèle de leurs
épouses. C’est quelque chose de très généralisé parmi les classes supérieures, même
si ce sont des gens qui viennent des écoles catholiques et des universités catholiques
! Il ne faut pas jouer aux gens qui, dans le fond, ne sont pas concernés par toutes
ces questions-là. On est concerné mais avec d’autres motivations, un autre contexte
et d’autres influences. Mais ce sont des réalités que l’on rencontre de façon importante
dans les villes.
Il existe d’autres traditions coutumières qui marquent encore la famille
africaine ?
Dans les régions où je suis, ça ne se rencontre pas
tellement mais il y a des lieux où ce sont encore la famille, les anciens qui choisissent
le conjoint. Comme on l’a d’ailleurs connu dans le temps chez nous où, dans le fond,
le mariage entre deux personnes était aussi l’alliance entre deux groupes sociaux
qui, pour des raisons économiques, culturelles, politiques et relationnelles renforçaient
leurs relations à travers les mariages. Cela existait traditionnellement. Maintenant,
les jeunes n’acceptent plus que les anciens choisissent leurs conjoints. Mais, du
coup, il y a aussi les tensions entre générations. De même que dans certains cas,
par exemple, dans la tradition, lorsqu’il y avait un problème dans un couple, c’étaient
les anciens qui allaient le résoudre. Quand ça n’allait pas du tout entre l’homme
et la femme, la femme rentrait chez elle et il fallait à ce moment-là que l’homme
vienne faire des démarches pour pouvoir récupérer sa femme. Là, il y avait une sorte
de tribunal des anciens qui jugeait quelle était la faute de qui et ce qu’il fallait
faire. Aujourd’hui, cela ne va pas se passer comme ça. Mais cela n’empêche que quand
il y a une crise dans un couple, souvent, les anciens, la famille, les tantes, les
oncles, tout le monde s’en mêle !
Et l’Église dans tout cela ? A-t-elle un peu remplacé le rôle des anciens ?
Comment se positionne-t-elle par rapport à toutes ces problématiques qui sont propres
à la culture africaine ?
Bien sûr l’Église fait un travail de préparation au
mariage, dans la mesure du possible, où justement, on éduque les gens à la monogamie
mais aussi à la fidélité : tout ce qu’on dit sur le mariage chrétien, sur ces valeurs
de fidélité, d’engagement à vie, de fécondité, de respect mutuel. Il y a plein de
publications qui sont faites dans toutes les langues locales, déjà données aux jeunes
dans les mouvements, dans les écoles, etc. pour les préparer à une vie de couple et
à une vie chrétienne rayonnante et réussie. Là, il y a des choses qui se font. De
même que les prêtres qui essayent d’être médiateurs lorsqu’il y a des problèmes dans
un couple, ça peut être aussi des laïcs de la paroisse qui vont venir conseiller (parce
que dans les préparations au mariage, on fait aussi appel à des laïcs). Donc s’il
y a un gros problème dans une famille, le prêtre ou des laïcs engagés peuvent aussi
venir faire du conseil. L’Église est aussi engagée sur ce terrain-là.
Mais seulement auprès des catholiques ?
Oui, bien sûr, les autres ne viendront pas chez elle.
Avec le fait que malgré l’influence de l’Église, l’influence qu’elle croit avoir,
il y a toujours de façon sous-jacente la coutume qui reste quand même très forte,
et pour laquelle il y a une résistance qui est toujours présente. Parce que les croyances
dans la sorcellerie, les croyances dans les forces, les croyances dans les pouvoirs
font que les gens sont quand même très insécurisés quand il y a de gros problèmes
entre eux. On n’est pas toujours sûrs que l’Église puisse protéger contre tout cela,
donc il y a un petit peu ces deux mondes qui sont continuellement en interaction,
dans le quotidien et même, je dirai, dans la tête de chaque personne.
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